Disclaimer: ce post est un peu particulier. Je l'ai écrit en one shot, échaudé par les évènements de ces derniers jours et les débats qui ont eu lieu autour de ceux-ci. C'est un post spontané, vraiment un puzzle de mots et de pensée pas forcément très organisés. Qu'importe, puisque je pense que vous me comprendrez sur le fond.
Ces dix dernières années ont vu passer diverses évolutions culturelles majeures. L’une d’entre elles est bien connue des amateurs de rap, notamment de celles et ceux qui l’ont vécu adulte: le rap est devenu le genre musical numéro 1. On l’a lu partout, à toutes les sauces. « Le rap a gagné », « Le rap est la nouvelle pop », « Le rap a pris sa revanche », ainsi de suite. Les charts sont trustés de sorties rap, les maisons de disque sont désormais remplies de passionnés du genre et des sommes colossales sont investies sur les dizaines de nouveaux artistes qui commencent chaque année à marcher.
Cette « victoire du rap » est sans cesse célébrée, d’autant qu’elle n’est pas encore complète. Puisque chaque année de nouveaux événements donnent l’occasion de toujours plus la confirmer. De nouveaux festivals, des cérémonies de récompense, des succès internationaux, j'en passe.
Alors oui, lui le genre honni des labels pendant la crise du disque, lui le genre des banlieusards méprisés par la capitale, lui le genre des marges, est pour de bon devenu mainstream. Et chaque année, le constat est plus criant que la précédente, pros et auditeurs n’en ayant jamais marre de chercher à toujours plus acquérir et fidéliser de public. Mais. Veut-on vraiment l’élargir ce marché? A-t-on même eu raison de chercher à l’élargir? A-t-on eu raison de se féliciter de la « victoire du rap »? Pire : et si le rap avait perdu?
Cette évolution culturelle a généré un certain nombre de tensions entre auditeurs. Générationnelle déjà: une partie des jeunes auditeur(rice)s néglige tout ce qui a pu se faire avant 2015, ou 2010 c’est selon. Ce qui énerve d’autres générations d’auditeurs. Mais ce n’est pas le décalage qui crée le plus de frictions. Celui qui aujourd’hui exacerbe les tensions, génère le plus d’insultes, de colère, de sentiment de dépossession (terme ici extrêmement important, terme-clé de ce paragraphe), c’est: la droitisation du public.
Qu’est-ce que j’appelle droitisation du public? Le public rap aurait dans le temps été de gauche? À vrai dire non. Les auditeurs d’NTM ou de Solaar dans les années 90 votent peut-être en majorité pour Macron aujourd’hui. Même potentiellement ceux de Sniper. Mais, jusqu’à quelques années en arrière, il existait une évidence chez les passionné(e)s de rap: si tu n’es pas de gauche, sur certains sujets au moins, tu te fais discret. Tu ne le montres pas, tu te tais. Tu as envie de défendre un policier qui a agressé un banlieusard? Tu le fais avec tes potes. Tu penses que les aides sociales sont trop généreuses en France? Tu ne le fais pas entre deux discussions sur la dernière sortie d’un rappeur.
Or, voilà peut-être l’une des principales évolutions du public rap: la parole a changé. Sur les réseaux sociaux, il n’est plus du tout honteux pour beaucoup de nouveaux fans de rap de tenir les propos les plus droitiers. Fut un temps, le « 667 » dans le pseudo d’un twittos était presque systématiquement associé à des propos hallucinants sur le terrain politique, parfois d'une négrophobie des plus incompréhensibles pour des auditeurs du collectif de Dakar. Nekfeu a du finir par piquer ses fans opposés à ses valeurs dans un morceau. Récemment, la 75e Session a du insulter un de leurs followers, qui avait tweeté « Vive Marine Le Pen et vive Nepal ». Les posts de Raplume et d’autres médias rap, suite au meurtre de Nahel, ont permis de réaliser le décalage immense entre bon nombre d’auditeurs de rap et les valeurs des artistes qu’ils ou elles écoutent. Bref: écouter du rap et être d’extrême-droite, cela ne semble plus incompatible pour une part galopante des auditeurs du genre.
La première réaction, c’est toujours l’incrédulité teintée d’interrogation. Pourquoi ces gens écoutent du rap? Ils/elles sont masos? Atteint(e)s de dissonance cognitive? N’écoutent pas les paroles? On les insulte, on se moque de leurs incohérences, mais cela ne les empêche pas d’exister et de se sentir à l'aise. Jusqu’à ce que le constat évident ne parvienne à nous: pour ces gens, le rap n’est pas plus qu’un divertissement. Un terrain où des banlieusards, noirs et arabes essentiellement, racontent des choses. On y adhère, on n’y adhère pas, qu’importe: on ne cherche pas à se sentir en phase avec l’intensité du discours de l’humain derrière, lorsqu’il raconte son vécu de membre d'une minorité. Non, on est dans l’entertainment pur et dur, uniquement, sans compassion. Le rap devient une musique sans âme, sans culture, sans histoire, si ce n’est une accumulation de chansons, additionnée à la possibilité d’idolâtrer une ou deux têtes. Tout en omettant le vécu et/ou le discours de celles-ci.
Et comment a-t-on glissé vers là? Eh bien, tout simplement, avec la victoire du rap. Oui le rap est devenu mainstream, le rap est la nouvelle pop. Oui, le rap a conquis un public toujours plus large, plus varié sociologiquement. Oui, les lycéens ont aujourd’hui dans la grande majorité un rappeur préféré. Qu’importe le milieu, le département, l’environnement, la couleur de peau. Cela à une époque où les discours fascisants sont toujours plus libérés, séduisent toujours plus de familles et d’invidividus. Alors forcément, ce qui devait arriver arriva: le rap a accueilli les fafs à bras ouverts, sans avoir trouvé la capacité de faire évoluer ceux-ci.
C’est un triste constat, à plusieurs niveaux. Pour leur simple présence, déjà. Pour la dénaturation du rap qui va avec, également: tout un pan du public trouve presque insupportable aujourd’hui que des artistes ou auditeurs associent le rap à des opinions politiques. L’idée qu’il soit lié à une culture, à certaines zones géographiques, à certains milieux sociaux, devient contesté, remis en cause avec provocation. Jusqu’à la potentielle issue finale, flippante mais dont le rap ne serait qu’une énième victime: l’accaperement du rap par un public de blancs de bons milieux, qui en feraient leur art sans aucun respect pour là d’où le rap vient.
Pouvait-on l’anticiper tout cela? C’est compliqué à dire. Déjà, le rap a tant souffert commercialement, les rappeurs ont tellement mangé de pierres, que la prise de poids du genre a été vécue comme une célébration. Une célébration presque trop belle pour être vraie, une récompense méritée de tant d’efforts acharnés. Puis, ce qui a « mis le ver dans la pomme », ce sont des évènements positifs. Entre autres la prise en popularité d’artistes comme Orelsan, 1995 ou la Sexion d’Assaut. Qui pour les deux premiers ouvraient le rap français à d’autres récits de vie, et pour les derniers lui permettait de faire des percées dans le mainstream. Des évènements qui ont contribué à ouvrir le public, et à installer peu à peu un contexte très propice à l’explosion du rap comme genre musical le plus populaire chez les jeunes.
Dès lors vient une autre série de questions: a-t-on trop cherché à faire marcher le rap? Aurait-on du anticiper tout cela, mettre en place des digues en même temps que l’on cherchait à voir arriver sur nos côtes de nouveaux flots d’auditeurs? Y a-t-il eu un manque de rigueur de la part des médias, des artistes et des pros, lorsqu’il s’est agi d’éduquer ce nouveau public à certaines bases propres au rap? Ou est-ce simplement inéluctable, du fait que le rap est devenu la nouvelle pop?
Des gens bien plus compétents, dans l’étude des phénomènes culturels notamment, auront la matière pour répondre avec plus de précision que moi à ces questions. Il n’empêche que le constat est là, et que moi qui célèbre dans mon travail les rentrées d’argent toujours plus fortes dans l’industrie du rap, m’amène à me demander si je ne suis pas hypocrite. Si je n’ai pas tendance à croire que ce revers de la médaille est corrigible, alors qu’il est possiblement inéluctable.
Quoiqu’il en soit, je ne sais pas où sont les solutions. Il y a bien sûr le travail des médias et artistes (Mehdi Maïzi, Luther, Raplume, ...) qui ont, durant les évènements récents, rappelé avec autorité que les opinions droitières, pro-flics notamment, sont incompatibles avec un vécu de passionné de rap cohérent. Je ne sais pas si cela suffit, mais ça reste un pré-requis indispensable à mon sens pour qui se dit acteur de cette culture. Il y a le travail de fond qui consiste à expliquer sans cesse d’où vient le rap, pourquoi le rap est ce qu’il est et en quoi il est corrélé par essence au vécu des opprimé(e)s, de par leur origine géographique, leur couleur de peau, leurs milieux sociaux. Pourquoi ce n’est pas qu’un divertissement, c’est une culture multi-décennale, dans laquelle la musique ne peut être isolée de son contexte. Je ne sais pas si cela suffira. Disons que cela aide au moins à limiter la casse.
Quoiqu’il en soit, ce post est une invitation à vraiment prendre ces questions au sérieux, pour toute personne qui dit aimer cette culture. Un appel à continuer d’imposer sans détour ce postulat principal: on ne se revendique pas d’extrême-droite tout en se disant passionné de rap. C’est un non-sens. Le rap, ce n’est pas qu’un divertissement, une musique désincarnée, du bruit. Le rap en France, c’est avant tout une histoire des ZUPs de France, des descendant(e)s d’immigré(e)s pauvres de France, des marges de ce pays. Aucun relâchement ne nous est permis, puisque c’est dans ces brèches que s’engouffre le mal. Ne l’oublions jamais. Surtout dans une époque où la haine de ces populations est au pouvoir, et où une forme encore plus brûlante de cette haine est aux portes de celui-ci.
Repose en paix Nahel.
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