C'est un constat répété un nombre incalculable de fois ces dernières années. Jamais l'image n'a pris autant de place dans la musique. Elle a toujours eu un rôle important, des covers de 33-tours aux apparitions télévisées milimétrées des boys bands des nineties. Néanmoins, avec l'explosion du format clip, celle des réseaux sociaux et la facilitation de l'accès aux outils de montage photo et video, elle est aujourd'hui omniprésente.
Ainsi, lorsqu'un album de rap est budgétisé aujourd'hui, la part de l'image ou de la video est non négligeable. Sur la plupart des projets sur lesquels je travaille, elle prend d'ailleurs plus de place encore que les budgets de production (consistant quand même en les sessions studio, l'achat des prods, le mix, le mastering, les cachets des artistes, les Uber et Uber Eats, la rémunération d'éventuels réals artistiques, ...). Les contrats prévoient régulièrement une obligation minimale de fourniture de clip par EP ou par LP. Les albums sont annoncés via des teasers. Le relais d'un placement en playlist est l'occasion de donner du travail à un graphiste. Il faut nourrir les feeds Insta, préparer des Tiktoks, réaliser des documentaires, ... L'image se situe en fond de chaque note de musique. Elle est loin l'époque où Gravé dans la roche de Sniper n'avait même pas eu le droit à son clip.
C'est, à mon sens, avant tout une bonne nouvelle. Parce que pour les créatif(ve)s, l'image est un moyen d'épaissir leur univers, de donner sa pleine signification à un morceau, de créer des moments qui restent gravés dans les mémoires. Elle permet à d'autres catégories de créatif(ve)s de briller, d'apporter des idées, de céer des collaborations artistiques. Aux Flammes, les covers d'albums et les clips sont célébré(e)s, et elles et eux aussi. Je ne sais même pas pourquoi je précise tout cela: évidemment, l'image a apporté la musique.
MAIS. En majuscule. Mais. Parfois, cette amie omniprésente qu'est l'image peut, à mon sens, nuire à la musique. Il m'arrive de souhaiter qu'il y ait moins d'image, que l'on dose un peu. Laissez-moi m'expliquer.
Pour commencer, à l'ère de Tiktok et de toutes les applis qui s'adaptent au swipe vertical toujours plus omniprésent dans nos vies, il y a tout simplement trop d'image. L'offre est aujourd'hui simplement illimitée, et l'on consomme des videos comme un paquet de Tucs sur la table familiale, quand nous étions au collège. On se force à être raisonnable, pour ne pas se faire taper sur les doigts. Mais on veut toujours en enfiler plus, parce qu'ils sont là, à portée de main, et qu'ils nous permettent de combler l'ennui d'une discussion d'adulte qui nous fatigue lorsque l'on a treize ans. "Allez, un autre Tuc et après je dose", jusqu'à vider l'assiette creuse. L'offre est surabondante et nos cerveaux s'habituent dangereusement à un besoin constant de stimulation, qui nous amène à ne plus nous poser sur ces images. Il n'y a qu'à regarder les statistiques de clips sur YouTube, et à les comparer à celles d'il y a quelques années (bien que le phénomène ne s'explique pas que par le besoin de stimulation, ce serait une analyse réductrice). Alors certes, cela pemet à des morceaux d'exploser, de devenir des trends. Mais ça n'aide pas à se concentrer dessus, à valoriser cette image censée mettre un focus sur une chanson, un album ou un(e) artiste.
Dès lors, beaucoup de visus sont préparés par défaut. Il y a un single, il faut un clip. Quitte à n'amener aucune idée créative intéressante, à être très peu emprunt de la touche de l'artiste. C'est comme ça, les usages font qu'un single est aujourd'hui très souvent clippé. Et à titre personnel, dans beaucoup de cas du genre, j'ai envie de dire aux artistes et à leurs équipes "Mais gardez votre argent, concrètement ce clip-là n'apporte strictement rien à l'univers, à la promotion, à quoique ce soit". Le clip peut devenir une obligation marketing, qui relève plus de la contrainte que de l'idée d'apporter quelque chose.
Notamment, lorsqu'il ne reste plus beaucoup de budget pour mettre en place des idées, faire appel à des réaliseur(trice)s avec un oeil intéressant. Qu'on a claqué les tunes, qu'il reste mille euros à tout casser à dépenser dans un clip et que personne ne trouve les idées sympas à même de rendre ce visuel intéressant sans avoir besoin de budgets fournis. Et c'est là que j'en viens à mon deuxième point, sur l'image amie vicieuse de la musique.
L'image: ça coûte de l'argent. Qu'il s'agisse de clips, de graphismes, de prises de vue pour des documentaires, de montage, de réalisation de covers, tout cela représente un coût rarement négligeable. Certain(e)s artistes-interprètes ont la chance d'avoir des compétences en la matière (coucou Laylow) ou d'avoir dans leur équipe des gens à même de travailler sur l'image en les arrangeant. Ce qui aide à réduire les coûts. Il n'empêche que pour les artistes indépendant(e)s, l'image constitue bien souvent le plus gros casse-tête d'un point de vue financier. Pendant le premier confinement, j'avais monté une chaine Youtube nommée "SUCCESSORS". Mon but était d'y mettre en avant des artistes que je trouvais prometteur(se)s, en me basant uniquement sur leur musique, qu'importe leurs moyens. Par moyens, j'entendais par exemple l'absence d'attaché(e) de presse ou de label. Mais je pensais également à l'image: à ces artistes dont la musique est pleine de promesses, mais dont l'absence de clip ou le faible intérêt de ceux-ci constituent un handicap. Ce qui m'a permis de mettre en avant des artistes qui avaient déjà des visuels intéressants à proposer et d'autres pour qui ce n'était pas le cas. À titre personnel, pour découvrir un artiste, je me rends sur Spotify avant de me rendre sur YouTube ou sur Instagram. Mais je sais que c'est loin d'être un cas général, et cela peut invisibiliser des propositions musicales intéressantes.
Enfin, j'ai un reproche principal, celui qui m'irrite le plus dans la prise de poids de l'image. Il s'agit des artistes dont l'image est si finement travaillée, qu'elle vient créer un effet gonflant sur la qualité de la musique. Crée un enthousiasme exagéré, qui amène à de la déception lorsqu'on décide ensuite d'écouter l'album de l'artiste concerné(e). Et à mon sens, c'est un vrai problème. Que des artistes aient une esthétique léchée, plaisent aux marques, définissent un univers visuel fort, c'est super. Mais, il ne faut pas que ce soit trop en décalage avec la qualité de leur proposition musicale. Parce qu'à mon sens c'est néfaste, tant pour eux que pour nous. Je ne vais pas citer de nom, pas par manque de courage mais simplement pour ne jeter personne en pature. Par respect pour des artistes qui seront peut-être enthousiasmant(e)s musicalement dans cinq ans, et pour ne pas que l'on résume cet article à "Oh, t'as vu Vinzy il a taillé XXX sur son blog".
Mais il m'est arrivé de voir des medias survendre des artistes, dont les clips méritent les commentaires les plus enthousiastes. En faire de futures grosses têtes. Cela en se laissant dépasser par les visuels, justement. Parce qu'ensuite je lançais des EPs ou des albums, et j'étais outré par la médiocrité de certains morceaux, couplets ou refrains. Je ne comprenais pas la hype, j'avais l'impression d'être l'aigri dans son coin. Avant de réaliser en en discutant à droite à gauche, qu'en fait pas mal de monde était d'accord avec moi. Mais préférait s'étendre en privé sur le sujet que sur les réseaux sociaux. Cela ne sert donc pas ces artistes, puisqu'ils s'ils/elles génèrent l'attention et l'enthousiasme de certains medias, il n'est pas sûr que les auditeur(rice)s attirés par les éloges iront écouter l'album suivant. Même s'il est plus agréable à l'oreille, que certains défauts ont été gommés.
Attention donc à l'amie image. Dont l'absence peut amener des invité(e)s de la soirée à tourner le dos à ce super artiste dans son coin qui aurait pu les stimuler. À cette amie qui coûte cher, souvent exigeante financièrement. À cette amie que l'on trimballe partout, quitte à la montrer sous son jour le plus terne. À ce que le boulot des créatif(ve)s visuelles respectables, à ce que le talent des artistes-interprètes en matière d'image, n'amènent pas à créer un trop grand décalage avec la proposition musicale. Tout est image, mais qu'on aime quand c'est la musique qui reste au centre. Que l'image vient la compléter, l'embellir, sans devenir l'amie qui décide en réalité de prendre toute la place.
Bonus: Pour l'anecdote, dans la V1 de cet édito, je citais l'exemple des derniers projets de Khali et La Fève, dans laquelle la musique est au centre, simplement illustrée par un joli clip. La musique d'abord, l'image après. Quelques heures plus tard, je regarde le Clique x Khali qui vient de sortir et... Il répète la même chose. J'aime bien ce genre de coïncidence.
Just another banger