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VINZY

LE NAUFRAGE DU RAP INDÉ


J’ai fait fort avec ce titre, je sais. Mais le sujet le mérite, puisque c’est le papier business le plus important que j’ai été amené à écrire. Le plus important parce que nous faisons face à une urgence, d’une part. Le plus important parce que trop peu de gens parlent des dangers qui menacent le rap indé, d’autre part. 


Un peu de fiction. 2030. Nous voilà dans l’un des 10 scénarios possibles par lesquels le rap ne génère plus d’oseille. Enfin plus trop. Comme dans les années 2000, quoi. Parce que le music business évolue à la vitesse des paysages défilant à la fenêtre d’un TGV. Un business où les vérités de 2021 ne sont pas celles de 2023, où les usages de 2022 ne sont pas ceux de 2024, où les codes de 2023 ne sont pas ceux de 2025. Bref: un business où les privilèges ne sont jamais garantis. 2030 donc, le rap ne rapporte plus trop. Tout du moins côté masters. Les labels indés, qui signaient des distributions par centaines, se cassent tous la gueule un par un. Les artistes paniquent parce qu’ils n’ont quasi plus aucune rentrée dans leur boîte d’autoprod, qu’ils n’ont rien coffré et qu’ils n’arrivent même plus à payer leurs comptables dans les temps. Et les labels ne veulent plus d’eux. En distribution? Bof, les usages du public et les plateformes de streaming ont ensemble rendu toujours plus faible la rémunération des artistes et labels. Les majors, suivant des logiques de rentabilité extrême, ne prennent donc plus aucun risque. Ce sont devenues des banques, rien de plus, surtout depuis que l’accumulation des braquages en distribution dans le rap a créé une sorte de bulle qui a fini par s’écrouler. Plus personne n’y parle potentiel artistique, à l’extrême inverse du début des années 2020 : on regarde juste tes datas. En licence alors, voire en coprod, voire même en artiste? Hélas non. Il n’y a plus de label de rap. Au fil du temps, résultat d’un long process, majors et gros indés ont foutu à la porte tous ceux qui parlaient trop d’art ou de développement long terme. Il reste des tentatives ou des parodies de label ci ou là, mais on ne s’embête plus. 


Alors, ces indés du rap de 2030, ils trouvent ça fou. La fin d’une ère, le début de la galère pour ceux qui n’ont pas assez travaillé leur développement live pour pouvoir s’accrocher financièrement.


Mais heureusement! Heureusement il existe  des institutions censées aider les acteurs de la musique en cas de crise. Hélas, ces institutions, il faut voir qui les dirige. Au fond, une partie de leurs décisionnaires sont bien contents. Bien contents du retour de bâton que se mangent ces nouveaux riches de banlieue qui parlent fort et ne font pas d’effort pour s’adapter aux codes de la bourgeoisie culturelle parisienne. Donc, le sort de tous ces petits labels de rap qui coulent, ça leur fait une belle jambe. Faut pas compter sur eux pour leur accorder plus d'aides, pour créer des fonds spécificiques, pour les défendre. Merci pour l’argent de la taxe streaming les rappeurs, merci de pas trop nous avoir envoyé de dossier de subventions, maintenant soyez gentils et retournez à votre art médiocre (enfin à part ceux qu’on aime bien, les rappeurs-pas rappeurs on vous on vous donnera des coups de pouce). 


C’est ce qu’on appelle un scénario catastrophe. Celui que j’adore répéter ces derniers mois dans mes discussions sur l’avenir du rap, celui des « petites barques » (j’y reviendrai). En vrai, on peut l’éviter. Même si le rap finit vraiment par moins rapporter d’argent. Mais pour ça, il est temps que les apprenti-indépendants apprennent à penser comment on crée un business. Et comment on doit regarder sur 5, 10, 20 ans, et pas sur 2! Mon but ici ne sera pas de taper pour taper. Juste de taper pour réveiller un peu les endormis. Je vais donc en venir au but, à aujourd’hui, à ce qui ne va pas dans le rap indépendant.


GRANDS BRAQUAGES.


Ce ton, je l’emploie parce que la majorité des artistes indépendants nouvellement bankables et des apprenti-producteurs indépendants pensent complètement à l’envers. Et échouent pour beaucoup à profiter d’un contexte extrêmement favorable. Ce qui n’est pas de leur faute. C'est la faute d'un système qui s'entretient, où les néo-indés se forment mal et forment mal les suivants. C'est pourquoi cet article n'est pas une attaque individuelle contre lui ou lui, mais un appel à une prise de conscience généralisée. C’est aussi la faute des erreurs qui se répètent, la faute des discours démagos dans le rap, la faute des rumeurs sur le deal de X chez telle major, le deal de Y chez tel gros indé, la faute de certains décideurs de maisons de disque, la faute du pouvoir qu’on laisse à la médiocrité dans cet industrie.


C’est quoi, ce « contexte extrêmement favorable » ? C’est celui d’une époque où les maisons de disque avancent de grosses sommes à des producteurs indépendants, sur la base d’un potentiel commercial qui n’est qu’un potentiel. Ou d'indés installés, qui profitent de la course permanente aux belles signatures. Qui vont permettre à ces indépendants de produire des projets ambitieux souvent sans sortir un euro de leur poche, et sans jamais se faire re-facturer les pertes si les projets flop! En somme: un contexte de lancement de business extrêmement profitable. Une chance inouïe. Puisqu’on est très loin du type qui économise quinze ans pour lancer sa boutique de rêve qui potentiellement ne décollera jamais, en prenant le risque de terminer au plus sombre niveau d’endettement.  


Mais, voilà. Dans le rap, quand tu crées ton label, quand tu parles aux gens autour de toi, la majorité de tes interlocuteurs ne vont pas te donner des conseils sains. Comprendre l'économie de la musique en profondeur, se structurer et recruter, être rigoureux, t'inciter à devenir un chef d'entreprise visionnaire et organisé. Non, ils vont juste te parler d’un truc, une obsession généralisée, un schéma: le braquage en distribution (et en édition). « Lui il a pris tant, moi j’ai pris tant, toi en vrai y a moyen que t’ailles prendre temps ». Et le reste, au final on s'en fout un peu. Donc, on va chercher l’argent. On l’encaisse, on est refait. On ne budgétise rien, on crée une équipe bancale, on profite juste de voir 60, 90, 150, 250.000€ rentrer, comme ça. En les gérant à la louche, à peu près, tant que ça permet de financer les dépenses des prochains mois. En espérant ne pas se retrouver en dèche au moment de faire les derniers investissements sur une sortie d’album. Puis on se dit que bah, dans quelques mois, on retournera prendre la même somme, peut-être même plus: super, la vie est belle! Et on continue, comme ça, on entretient le système, on dit au petit qui vient nous demander des conseils ce qu’on a nous dit 2 ans en arrière. Puis, au bout de 4, 5, 8 ans dans l’industrie, on réalise que « Ah. En fait, c’était peut-être pas la bonne méthode. En fait, je faisais du business comme un con. En fait, j’ai rien créé de vraiment très solide. En fait, j’ai rien coffré! En fait, je suis complètement épuisé ». Ainsi de suite. 


Détailler toutes les raisons pour lesquelles l’obsession pour les avances et le manque d’organisation sont un gâchis demanderait des articles entiers. Je vais donc être très concis. En te focalisant uniquement sur les montants d’avance, tu laisses la grosse structure être gagnante sur tout le reste (tes taux, tes mandats merch/synchro, tes durées d’exploitation, ton nombre de projets, …). En ne budgétisant pas, tu renonces à aller chercher bien plus d’argent en crédits d’impôt et subventions, et tu renonces à toi-même créer les conditions de ta propre stabilité financière future. L'auto-financement à terme, tu n'y penses même pas. En ne t’organisant pas un minimum comme une vraie entreprise avec des process rigoureux, tu deviens forcément une galère pour tous les gens avec qui tu travailles, de ton distributeur aux beatmakers. En ne cherchant à salarier personne, tu te prives de soldat(e)s fiables qui te feront gagner beaucoup d’argent, tu te prives de stabilité et tu contribues à toujours plus faire grandir la précarité généralisée des professionnel(le)s du rap. En ne t’intéressant pas dans le fond à ton économie de producteur/éditeur voire co-producteur de tournées, tu te prives de stratégies qui pourraient à terme rendre ton business beaucoup beaucoup plus rentable. Ainsi de suite. 


Et à la fin des fins, si on dézoome, on voit quoi? Des centaines de labels de rap indépendants, dont beaucoup avec des chiffres d’affaires à six chiffres, mais au final peu d’entreprises bien solides. Des gens qui produisent depuis cinq ans, qui génèrent de l’argent et qui ne savent même pas ce qu’est une cession de catalogues, qui ne savent même pas qu’ils ont des milliers qui dorment à la SPRÉ, qui ne savent pas trop ce qu'est une convention collective, qui se font prendre pour des saltimbanques par leur banquier quand ils essaient d’acheter un appartement à à peine 250.000€. Des gens qui n’ont jamais vraiment vécu sur autre chose que sur des avances mal gérées, qu’elles soient en distribution ou en édition. Bref, des gens qui n’ont rien construit


Et mon point dans tout ça, ce n’est pas de tailler les grosses avances en soi. Je suis le premier à être content quand un label avec qui je travaille en récupère une, et on m’a souvent missionné pour ça. Et justement, elles sont un moyen formidable de se créer une trésorerie. Mais elles ne sont pas une fin en soi, et se révèlent peu fructueuses si on ne les utilise pas pour construire. Mon point, donc, c’est que ne regarder que le court-terme et s'arrêter à des idées reçues, c’est penser comme un con. Ne s'intéresser qu'à la prochaine avance, le tout sans organiser son business, c’est penser comme un con. Penser que la distribution est le seul bon modèle envisageable, qu'importe l'équipe et le stade de développement, c’est penser comme un con. Faire tout ça c’est tout sauf être un CEO, qu’importe ce qu’indique votre bio Insta, à part si c’est une question de philosophie. C’est être un gagne-petit, un paresseux, l’opposé d’un(e) ambitieux(se). Bref, c’est ne pas être un(e) chef(fe- d’entreprise malin(e). Aussi simple que ça. Regardez faire (à des échelles diverses) des structures comme OnlyPro, comme Din Records, comme Blue Sky, comme BSB, comme Foufoune Palace. Des boites comme Panenka Music ou Morning Glory dans un autre registre. Ce n'est que ce genre de structure que vous devez prendre en exemple. Ce sont eux vos modèles, pas lui qui se crame de major en major en braquant partout avant d'enchainer des flops, pas l’autre qui a pris une avance en édition qu’il va potentiellement traîner à vie. Non, celles et ceux qui se donnent les moyens de leurs ambitions. À titre personnel, c'est quelque chose que je priorise quand je parle de leur business avec mes clients. Et je vais même aller plus loin: c'est à leur manière de comprendre peu à peu tout ça que je décide avec qui j'ai envie de voir loin ou non.


PETITES BARQUES.


J’en reviens à mon scénario catastrophe. Je parlais de petites barques. Parce que le jour où le vent tourne pour une structure, le jour où le vent tourne pour l’économie du rap, le jour où le vent tourne pour l’économie de la musique: ces gens-là n’auront construit que des embarcations un peu médiocres, joliment décorées mais prêtes à se fissurer à la première grosse vague. Pendant qu’à côté, même dans des genres qui rapportent moins que le rap aujourd’hui, il existe de gros bâteaux bien solides. Qui ne sont peut-être pas prêts à traverser tout l’Atlantique comme un Universal, mais qui sont capables de naviguer des semaines en mer, de survivre à plusieurs tempêtes. Des business solides qui s’offrent le maximum de chances de durer dans le temps et de gagner en fiabilité d’année en année. 


Or, on a TOUT pour les créer ces embarcations solides! On a tout parce qu’à l’heure actuelle, le rap est à la mode, et qu'on nous donne l’argent pour créer tout ça! Ça n’a jamais été aussi facile de monter un business pérenne dans le rap, tant qu’on a la bonne vision artistique et les bonnes compétences! Mais on ne fait pas, ou en tout cas pas assez, loin de là.


SOYONS INTELLIGENTS.


Et là, on en vient à la fin de mon développement. Le rap a toujours été un genre à part, avec ses codes, son rapport compliqué avec les autres pros des autres genre musicaux. Et on sait tous que, certes, les gens de l’industrie qui ne viennent pas du rap ne sont pas tous racistes, pas tous anti-rap, Dieu merci. Malgré tout, on a dans l'ensemble plus intérêt à compter sur nous que sur eux, dire l’inverse serait naïf. Or, qu’est-ce qu’il se passe quand on est sérieux dans la gestion de son entreprise, dans la réflexion sur le futur de celle-ci? Ben, rapidement, on réalise que la suite, c’est la politique. Au sens large du terme, je ne parle pas de s’encarter. Le fait de se faire une place dans les commissions d’aide, le fait de former les néo-producteurs/rices, le fait d’être respecté par les gens de pouvoir, le fait à terme de réussir à créer des lobbys. Avec un peu plus de sérieux, beaucoup de producteurs indépendants réaliseraient ça, et agiraient en ce sens. Alors, attention: chacun pense à ses intérêts, je ne dis pas qu’on est la grande famille du rap où tout le monde est pote. Par contre, chacun a intérêt à ce que l’économie du rap soit plus saine, et à ce que « les gens du rap » aient plus de pouvoir institutionnel. Parce que ça aidera à mieux protéger toutes ces embarcations que sont les labels de rap indé des crises futures. Et je vais conclure en faisant un pont avec l’actualité: oui le rap a en partie raison de se plaindre de la taxe CNM. Mais répéter qu’on ne touche pas trop de subventions ressemble de plus en plus à de la faiblesse qu’à de l’injustice, au regard des armes entre nos mains depuis des années pour faire évoluer le rapport de force. Des armes que le rap sous-utilise clairement. 


Bref: s’il vous plait, jeunes producteur(rice)s (artistes ou non) qui arrivez dans cet industrie, n’écoutez pas les gens à l’ouest. Qu’importe la confiance qui transparait dans leurs intonations. Pensez sur 10 ans et pas sur 2, devenez obsédés par l’économie de la musique au sens large, organisez-vous au maximum, staffez-vous dans les meilleures conditions, soyez rigoureux. Ça demande du temps, de l'énergie et aussi de faire quelques erreurs. Et à la fin, c'est grâce à ces efforts que le type à côté ne rigolera pas discrètement, quand vous serez en train de flex sur votre statut au fumoir d’une release party. 

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2 Comments


lydia.bouchali
Mar 15

Vraiment toujours les bons mots !!

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Elvis Mbonankira
Elvis Mbonankira
Mar 15

L’article m’a convaincu d’aller étudie un master à propos du secteur culturel mdr merci!

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